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L’Arménie et son héritage architectural soviétique

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Par Valentin Chesneau-Daumas

Les différentes époques de l’architecture de l’URSS

L’époque soviétique fut le théâtre d’importants mouvements architecturaux bien distincts selon les époques. Tout commence en 1922 quand est proclamée l’Union des Républiques socialistes soviétiques à Moscou. L’URSS réunit autour de la République Socialiste Fédérative Soviétique de Russie différentes républiques plus ou moins sous influence, mais dont le développement est souvent peu avancé comparé à la Russie. La réalité de la situation démographique et infrastructurelle aux quatre coins du pays fait naître un besoin en bâtiments, aux formes simples et efficaces : c’est le constructivisme. Construire vite, avec des formes cubiques, de manière à répondre efficacement à la demande de logements et en lieux de vie qui en découlent. 

Dans les années qui suivent l’arrivée au pouvoir de Staline en 1922, fut décidée une organisation et une construction des villes de l’Union selon une volonté de simplicité et de rationalité. L’architecture est avant tout politique et accompagne donc le développement urbain. On voit se créer des bâtiments imposants et originaux, aux influences néo-gothiques, néo-classiques ou encore Art Déco et l’on parle naturellement du stalinisme.

La fin de la guerre, la nécessité de reconstruire et l’arrivée au pouvoir de Nikita Khrouchtchev en 1953 puis de Léonid Brejnev en 1964 apportent une rupture avec l’architecture stalinienne. Le mouvement dit moderniste voit le jour, avec des influences qui ne se cachent pas venant du brutalisme. Ce dernier naît environ à la même époque à “l’Ouest”, avec des architectes comme Le Corbusier ou Ludwig Mies van der Rohe. Ces mouvements ont beaucoup en commun et placent l’architecture à la merci des lignes géométriques, où les surplus de décoration sont proscrits. Les piliers de fondation sont la base architecturale et visuelle de ces édifices et les volumes sont souvent impressionnants, les formes originales et variées. L’intérieur est lié à l’extérieur par de grandes ouvertures vitrées et on remarque également des espaces aériens intermédiaires jouant le rôle de liaison entre les espaces internes et externes. 

Piliers de fondation de la gare routière du nord, Erevan

Le style architectural soviétique en Arménie

L’Arménie est un ancien pays de l’URSS et donc sa capitale Erevan une ville soviétique, arborant fièrement son héritage. La ville n’est effectivement pas à l’écart de l’influence de Moscou et de nombreux bâtiments et constructions sont édifiés jusqu’à la chute de l’Union et l’indépendance du pays. Les bâtiments occupant une fonction d’utilité publique ou gouvernementale sont presque toujours des œuvres d’art architecturales, présentant un panel complet des différentes époques et différents styles. Alexandre Tamanian fut le parfait représentant du pur style stalinien, tout en gardant une inspiration et un respect des traditions arméniennes, en utilisant par exemple le tuf, pierre volcanique abondante sur le territoire, servant de base à la construction de la plupart des bâtiments arméniens depuis toujours. C’est lui qui créa dans les années 1920-1930 les plans de la ville de Erevan. Le palais du gouvernement ou encore la gare d’Erevan sont l’illustration idéale du style Tamanian, qui gagna d’ailleurs le prix d’État d’architecture de l’URSS en 1942.

Gare de Erevan, style architectural “Stalinien”

Dans la seconde moitié de l’existence de l’Union, le style moderniste s’impose dans le pays comme partout ailleurs. La monotonie du paysage urbain est décriée et il est urgent de construire des lieux de vie originaux comme la gare routière du Nord ou la station de métro de Yeritasardakan, mais également des éléments plus décoratifs, comme les fameux abribus parasol présents à travers toute l’Arménie, la fontaine de fer de Gyumri ou encore les constructions de “bienvenue” en forme de mouette et de motifs traditionnels arméniens sur la route arrivant de Sevan au nord de Erevan. 

Les travaux des années 2000, destructions en série

L’Arménie est fraîchement indépendante et comme toute ville majeure, sa capitale se tourne vers le monde. De grands travaux sont entrepris un peu partout et de nombreux bâtiments sont détruits. Parmi eux, on peut citer le fameux palais de la jeunesse “épis de maïs”, sur les hauteurs d’Erevan, qui était un lieu dynamique et novateur, avec un restaurant rotatif à son sommet. Il a été détruit en 2004 après le rachat du terrain par un oligarque, laissant place à de nouveaux projets urbains, notamment un hôtel. Faute de financement, la zone est désormais un terrain vague entouré de palissade, ou rien n’a bougé depuis toutes ces années. On peut également citer le cas du cirque, sur lequel une tentative de rénovation a été initiée en 2011, mais l’argument de la qualité originelle des matériaux de construction a été avancée et la destruction puis reconstruction d’un nouveau bâtiment ont été préférées. Ainsi, de nombreux édifices de l’époque soviétique et plus particulièrement brutaliste ayant un grand intérêt architectural ont disparu du paysage arménien, ce qui est jugé regrettable par la société d’architecture, dont la voix n’a visiblement pas été assez entendue durant ces années.

Un regain d’intérêt venu de l’ancien “Ouest” ?

Selon Tigran Harutyunyan, architecte et théoricien arménien, est né dans les années 2010 un intérêt pour l’architecture soviétique et plus particulièrement la brutaliste. Tout aurait commencé en 2012 lorsque le musée national d’architecture d’Autriche a présenté une exposition consacrée à ces chefs-d’œuvre. L’exposition a fait grand bruit et fut le début d’un mouvement de réconciliation, créant un intérêt réel du grand public dans les pays d’Europe de l’Ouest pour le style brutaliste. Dans le même temps, en 2013, le photographe français Frédéric Chaubin publie son livre CCCP, Cosmic Communist Constructions Photographed – aux éditions Taschen. Ces deux éléments ont, toujours selon Tigran Harutyunyan, été le catalyseur d’un mouvement en faveur de la promotion et de la préservation des édifices soviétiques. 

Ainsi, depuis un certain nombre d’années, fleurissent sur les réseaux sociaux une flopée de comptes faisant la promotion et l’éloge de ce style architectural, presque exotique aux yeux d’une société européenne sûrement trop habituée aux styles traditionnellement rencontrés dans les villes de l’ancien bloc de l’ouest. On peut citer également la série documentaire “Urbex Rouge”, publiée à l’occasion des 30 ans de la chute du mur par Arte, mais aussi l’émergence de nombreux livres, blogs et sites internet uniquement dédiés à l’architecture soviétique. Erevan n’est pas en reste et possède son propre guide d’architecture, publié par Tigran Harutyunyan, “Architectural guide – Yerevan” chez DOM, et l’intérêt est tel que le numéro deux est en cours de préparation.

De l’ancien “Ouest” à l’ancien “Est”

Les anciens pays soviétiques ont vu arriver rapidement cet élan de fascination pour l’architecture moderniste des quarante dernières années de l’URSS. De nombreux scientifiques et universitaires se sont intéressés à cette période, on ne pourrait citer que Boris Chukhovich, historien ouzbek qui a travaillé sur le modernisme de Tachkent, ou Anna Bronovistkaya qui a écrit un livre dédié au modernisme de Moscou et Saint-Pétersbourg. En Arménie, Karen Balyan est sans aucun doute le chef d’orchestre de la mémoire de l’architecture moderniste arménienne. 

Ainsi des associations ont vu le jour en Arménie, faisant la promotion de la sauvegarde de ces joyaux architecturaux, luttant contre la destruction et allant jusqu’à la réhabilitation de ces derniers. Des voix venant de la société d’architecture et d’art arménienne comme le critique et historien de l’art Ruben Arevshatyan se sont élevées dénonçant l’énorme intérêt culturel qu’ils représentent. Prenons par exemple le cas de l’ancien terminal de l’aéroport Zvartnots, qui est sauvé de la destruction en 2019 après avoir été fermé en 2011. Eduardo Eurnekian, le propriétaire de l’aéroport, annonce alors travailler en coopération avec le gouvernement pour sauver et développer les anciennes constructions. Le terminal et l’ancienne tour de contrôle sont pour le moment toujours debout, mais totalement à l’abandon.

Ancien terminal de l’aéroport de Erevan

L’histoire de l’ancien cinéma en plein air de Erevan, subtilement construit en 1964 dans un espace qui aurait dû, ou aurait pu être vide, à l’arrière du cinéma Moskva, est un autre exemple de cet élan de préservation. Ses gradins à l’air libre sont la parfaite mise en abîme du modernisme arménien, arborant des formes très brutes, aux piliers apparents, s’intégrant parfaitement dans l’espace urbain étriqué tout en se voulant être haut lieu de vie de la capitale. En 2010, le gouvernement arménien retire ce lieu de la liste nationale du patrimoine immobilier culturel et historique d’Arménie. Le projet est de détruire l’édifice et d’y reconstruire une église, comme c’était le cas jusqu’au début du 20ᵉ siècle. Grâce à la mobilisation du think tank Urban Lab, et de la signature de leur pétition largement relayée sur Facebook, la salle en plein air est sauvée, et est jusqu’à présent toujours là. 

Le modernisme arménien : le mal aimé désormais reconnu en Arménie

Aujourd’hui, il est indéniable que les bâtiments iconiques ont fait leur place dans le paysage et dans la mémoire collective arménienne, bien que certains soient complètement laissés à l’abandon. On peut imaginer que dans la réalité économique actuelle ils ne répondent plus aux besoins comme c’est le cas de l’aéroport, ou de la gigantesque gare routière du nord, à moitié délaissée, très éloignée du centre ville d’où ne partent que quelques navettes par jour. Ce hub de transport a été construit à un temps où l’Arménie était bien plus reliée par la route à ses voisins et où la voiture individuelle n’occupait pas encore la place prépondérante qu’elle a aujourd’hui.

Si ces bâtiments sont encore debout, c’est indéniablement grâce à leur riche intérêt culturel et architectural et d’une place qui semble grandir depuis quelques années dans le cœur du peuple arménien : ces bâtiments symboliques occupent une position de choix dans la représentation d’une mémoire collective, et sont sans aucun doute les icônes d’une époque. En 2015, pour les 100 ans du génocide arménien, Google a intégré dans sa bannière le fameux monument mémorial de Tsitsernakaberd, dessiné par Arthur Tarkhanyan et Sashur Kalashyan et a ainsi participé à rendre ce bâtiment iconique aux yeux du monde. D’autres plus petites structures ne sont désormais que de simples morceaux de béton fondus dans le décor d’une Arménie en pleine expansion urbaine, c’est par exemple le cas de l’original monument de mouette dessiné par Feniks Darbinyan sur la route H1 à l’entrée d’Erevan et de nombreux plus petites constructions partout dans le pays.

Bannière Google pour les 100 ans du génocide en 2015

Monument en forme de mouette à l’entrée de Erevan

L’un des architectes du palais de la jeunesse, Hrach Poghosyan a confié au chercheur français Paul Wolkenstein, rêver de voir son bâtiment reconstruit. Un sentiment de regret vis-à-vis de la disparition de certains bâtiments emblématiques semble envahir la mémoire arménienne, comme ça a pu être le cas en Géorgie après la vague de destruction sous Saakachvili. Contrairement à la plupart des autres pays anciennement membre de l’URSS, l’Arménie est une puissance financière plus limitée, ce qui rend l’investissement dans des projets architecturaux et dans la sauvegarde de ceux existant bien plus compliqué. Toujours selon Paul Wolkenstein, ce manque d’apport a eu et a toujours un effet bénéfique pour la préservation du patrimoine architectural soviétique. L’Arménie par différents mécanismes a finalement pu sauvegarder une grande partie de son histoire.

Centre commercial anciennement cinéma Rossiya, Erevan

Bien qu’il soit évident que la question financière entre largement en jeu, il est légitime de se poser la question de pourquoi sauvegarder ces bâtiments si aucune réhabilitation n’est entreprise derrière et donc que leur fonction première, être des lieux de vie, n’est pas respectée ? 

Intérieur de la gare routière du nord de Erevan

Ancienne tour de contrôle de Zvartnots derrière des palissades

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